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Les intellectuels en Israël
jeudi 28 محرم 1428, par
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Les mots qui se pensent
Ha-Galut : l’"exil"
L’utilisation courante du terme " exil " ne représente pas seulement une pratique discursive anachronique, mais aussi un obstacle à la compréhension des conditions d’existence du peuple yiddish en Europe orientale ainsi que des modes de pérennisation d’autres communautés juives. Cela hypothèque également toute tentative sérieuse pour décrypter les processus de sécularisation, de modernisation et de politisation, et en fin de compte pour analyser les rapports sociaux, vécus par les juifs dans les différentes cultures et sociétés.
L’aspect le plus dommageable dans tout cela est que l’utilisation " scientifique " du terme " exil ", enserré dans une chaîne de concepts remodelés, continue aussi de véhiculer et de reproduire une vision attribuant aux juifs le statut d’une " ethnie " aux traits biologiques immuables, déracinée de son pays d’origine dans l’Antiquité et vouée depuis lors, dans la douleur et l’abandon, à l’errance, à la manière du Hollandais volant condamné à affronter l’hostilité des océans.
Il est parfois pénible de voir à quel point certains traits fondamentaux de l’antisémitisme moderne ont déteint sur la définition que donnent les intellectuels " agréés " de la pensée historique juive et de l’idée nationale sioniste. Il est tout aussi inquiétant de constater que ces valeurs se pérennisent dans la culture israélienne. Les nouveaux antisémites " ethnobiologiques ", apparus sur la scène de l’histoire durant la seconde moitié du XIX° siècle et distincts des antijuifs chrétiens traditionnels, ont commencé à se considérer comme les descendants directs des Aryens ou des lndo-Européens venus du nord de l’Inde pour gagner le continent européen.
On peut imaginer que si les adeptes de cette idée s’étaient pris pour une minorité culturelle persécutée en Europe, ils auraient aussi développé une propension au sentiment d’" exil " moderne, et peut- être même la nostalgie de leur " patrie indienne " d’origine.
Il s’est trouvé trop d’intellectuels européens pour, à un certain stade de l’histoire, se proclamer représentants d’une majorité unie par une origine ethnique commune, arrivée la première en Europe.
Pour consolider et cimenter leurs nouvelles identités nationales encore instables, ils ont attribué à d’autres qu’eux-mêmes un statut d’invités " ethniques " malvenus sur un continent qui était à cette époque une des zones de développement les plus riches du monde. Les sciences évolutionnistes ont elles aussi contribué à la formation de cette perversion idéologique réussie, qui a créé les conditions d’un nouvel " exil " pour tous ces " autres ", de tradition culturelle et religieuse différente.
Le concept juif d’" exil " inspiré, comme on l’a vu, de la tradition religieuse, a lui aussi subi une métamorphose radicale avec les développements des nouvelles sciences et leur " rayonnement " sur l’environnement culturel. L’ancien mythe tribal de la " semence d’Abraham ", dont le rituel religieux juif a conservé des vestiges, est devenu une " vérité scientifique Juive ". A partir de là, le concept d’" exil " a commencé à induire l’idée selon laquelle les juifs de l’ère moderne sont les descendants biologiques directs des " enfants d’Israël ". Ces sémites déracinés de leur terre ancestrale se sont répandus à travers le monde à un rythme étonnant (surtout à la fin de l’Empire romain). Comme les " enfants d’Israël " de l’Antiquité constituaient non seulement une communauté religieuse, mais aussi un peuple à l’origine commune, les fidèles du judaïsme ayant survécu pendant les dix-huit siècles suivants ont commencé à être considérés par les antisémites racistes, mais également par les intellectuels d’origine juive, comme un groupe d’une " race " étrangère aux peuples aryens. L’invention du " peuple juif " deux fois millénaire était lancée.
Moses Hess l’un des intellectuels les plus fins et fascinants du XIX° siècle, a rempli la fonction de première courroie de transmission laïque entre l’expansion de l’indo-européanisme, linguistique puis raciste, et le développement d’une conception attribuant aux juifs le statut d’" ethnie " étrangère exilée en Europe. Dès 1862, il avait décrété dans son essai captivant Rome et Jérusalem :
" On ne peut réformer les nez juifs et aucun baptême, ni aucun peigne, ne transformera des cheveux juifs crépus et bruns en cheveux blonds et plats. La race juive est une race pure qui a reproduit l’ensemble de ses caractères, malgré les diverses influences climatiques. Le type juif est resté le même à travers les siècles ." Ce n’est pas un hasard si Rome et Jérusalem est considéré comme l’un des principaux marqueurs de la naissance et de l’élaboration de la pensée nationale juive. Dans le livre de ce penseur sioniste, le premier peut-être, le concept de " fils d’Israël " a cessé de s’appliquer aux communautés de croyants, dont les points communs se réduisaient depuis toujours à des normes culturelles religieuses, pour désigner une " nation ethnobiologique ", une entité a-temporelle qui, par le miracle de l’" élection ", s’est conservée à travers l’histoire. L’" exil ", au sens laïc, est en effet une situation douloureuse et insupportable représentée fondamentalement à travers l’image de l’arrachement forcé à un environnement naturel et de la présence par coercition dans un lieu d’aliénation. Cette même image a été reprise, quatre-vingt-cinq ans après la publication du livre de Moses Hess, dans la Déclaration d’indépendance de l’état d’Israël : " Bien qu’exilé de sa terre par la force des armes, le peuple dispersé parmi les nations lui est resté fidèle... " Cette représentation mythologique d’un peuple martyr avait pour but de corriger la parenthèse de la " dispersion " advenue deux mille ans auparavant. La manière dont se sont fixées les frontières de l’identité du " peuple " aux yeux des dirigeants laïcs du projet national n’est un secret pour personne : tous les éléments d’intégration volontaire ont été élagués du corps de définition de l’identité collective, et les leaders nationaux se sont finalement alignés sur le principe d’exclusivisme religieux, selon lequel seules les personnes issues d’une mère juive ou qui se sont converties suivant la tradition ancestrale appartiennent à la " nation juive ".