Middle East Watch
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vendredi 19 ربيع الأول 1428, par
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Dans leur rapport avec l’Etat, les libanais ont toujours manifesté beaucoup de gêne. Et comment ne pas être gêné quand on se retrouve appel à construire un Etat en fonction d’une société dont l’identité reste à définir. Est-elle une communauté de citoyens unis par une appartenance commune à la nation libanaise ? ou bien une confédération de communautés religieuses liées entre elles par un pacte en vertu duquel elles acceptent de coexister dans le cadre d’un Etat unitaire ? La société libanaise est-elle une société arabe qui s’est trouvée historiquement séparée des autres sociétés arabes "soeurs" par les divisions engendrées par le colonialisme, et qui aspire à retrouver son unité originelle ? Est-elle une société musulmane au sein de laquelle vivent des minorités chrétiennes ou bien une société chrétienne menacée par le développement démographique des communautés musulmanes ? Et dans la perspective de l’Etat-nation à créer, sur quelle base faut-il fonder le lien social qui unit les Libanais ? [...]
Les libanais vont, dans une première étape, opter pour un régime politique calqué sur le modèle de la III° République. Puis ils vont, dans une seconde étape, tourner la difficulté et joindre au texte écrit de la Constitution, un "pacte" non écrit qui comporte les "accomodements" à apporter au texte écrit pour l’adapter à la réalité libanaise.
Cette dualité constitutionnelle fondée sur le dit et le non-dit, l’explicite et l’implicite, est certes curieuse, mais elle répond à un besoin certain. Les Libanais ont en effet très vite découvert que leur constitution n’est pas adaptée à la réalité de leur société dont la trame est faite de communautés religieuses. La solution qui leur paraît la plus sage est de maintenir et de prévoir des "accomodements" provisoires en attendant de voir comment les choses vont évoluer.
Pour les "modernistes", cette dualité constitutionnelle devrait donner le temps nécessaire à un changement en profondeur de la société qui permettrait, en reléguant les communautés religieuses dans la sphère privée, de l’adapter à la norme générale telle que définie dans les démocraties occidentales.
En revanche, pour les théoriciens du Pacte national de 1943, ces "accomodements" ont pour but d’adapter le texte constitutionnel à la réalité sociale en évitant de tomber justement dans le piège moderniste et de chercher à modifier la société pour l’adapter à la norme générale.
La première crise de ce modèle ne va pas porter sur la nature de l’Etat, mais sur la répartition des pouvoirs entre les différentes communautés, les musulmans sunnites réclamant une participation égalitaire dans la gestion de l’Etat. La contestation, qui dégénère en 1958 en affrontements militaires, provoquant le débarquement de troupes américaines, se termine par un accord de fait sur une nouvelle répartition des pouvoirs entre les "minorités confessionnelles associés", pour reprendre l’expression du principal théoricien du Pacte national, Michel Chiha.
C’est au sortir de cette première guerre civile que le problème de la nature de l’Etat va être posé. Les Libanais, avec à leur tête le chef de l’Etat, Fouad Chéhab, sont unanimes à rechercher dans les "différences" qui existent au sein de leur société la source de tous les conflits. Leur démarche est classique et le modèle auquel ils aspirent est très proche du modèle jacobin.
Chéhab va s’atteler à la tâche de renforcer l’Etat au détriment des structures traditionnelles. Il entreprend de réorganiser l’économie sur des bases nouvelles, réforme l’administration, relie les régions périphériques à la capitale, accroît le rôle de l’armée dans les affaires publiques, développe l’enseignement, bref, pose les jalons d’un Etat moderne capable d’affirmer son autorité sur les pouvoirs traditionnels.
Jamais peut-être plus qu’au cours de cette période qui va de 1958 à 1975, les Libanais ne vivent ainsi mêlés les uns aux autres. Les différences communautaires commencent même à s’estomper. De nouveaux clivages apparaissent. Une partie de la jeunesse chrétienne rallie les rangs de la gauche. Des intellectuels chrétiens et musulmans tentent de constituer un espace politique lié à l’Etat. L’Eglise est secouée par une crise sans précédent dans son histoire moderne, etc.
Au cours de cette période, Beyrouth s’étend très rapidement et concentre l’essentiel des activités du pays. L’exode rural est massif. Les banlieues se développent. Le centre-ville connaît une activité débordante. Sur le plan culturel, l’essor est spectaculaire. La télévision, introduite après 1958, contribue grandement à façonner les esprits et à les uniformiser. Le folklore libanais, jusque-là disséminé et épars, est reconstitué à partir d’une vision unitaire de la société. Le théâtre et la presse alimentent la critique des anciennes valeurs culturelles. La généralisation de l’enseignement et la création d’une université nationale, l’université libanaise, accentuent la coupure entre les deux mondes de l’ancien et du nouveau.
Ces années de coexistence islamo-chrétienne contribuent énormément à niveler les différences, à créer une lebanese way of life. Les Libanais ont désormais beaucoup de choses en commun : un même sens de l’humour que l’on retrouve au théâtre et dans les programmes télévisés, une même cuisine que l’on qualifie de, aujourd’hui, de "libanaise", mais qui est en fait un amalgame des différentes cuisines régionales, une même sensibilté pour la musique orientale et la poésie populaire que la télévision contribue à généraliser.
Mais, il y a dans le résultat auquel a abouti cette expérience un fait paradoxal, troublant, qu’il est difficile d’expliquer. Et ce fait est le suivant : le chéhabisme a, pendant de longues années, travaillé à "uniformiser" les Libanais. Il y a partiellement réussi. Or, c’est au moment précis où ce processus semble devoir donner les résultats escomptés au niveau de la société que commencent à se former les mouvements et les organisations qui vont jouer un rôle déterminant dans le déclenchement de la guerre civile de 1975. C’est au moment où les Libanais apparaissent le plus unis qu’ils sont en réalité le plus divisés. Le paradoxe est de taille. L’"uniformisation" des Libanais semble constituer le prélude à leur affrontement.
Comment expliquer ce résultat paradoxal auquel est parvenue l’expérience chéhabiste ? De 1958 à 1975, le développement de l’Etat a entraîné un affaiblissement des structures traditionnelles de la société par rapport auxquelles les individus se situaient jusqu’alors. L’appartenance à un clan, à une région ou à une communauté permettait à l’individu de définir sa position par rapport aux autres membres de la collectivité, d’établir sa "différence" et de la fonder en fonction de valeurs reconnues par l’ensemble. Cette appartenance procurait à l’individu un sentiment de sécurité et de permanence, sa "différence" étant reconnue sans qu’il soit nécessaire pour cela de se mesurer aux autres. Pas de winners ni de loosers engagés dans une violence compétitive, mais un ordre stable et perçu comme immuable qui assure à chacun une place qui lui d’emblée fixée ; elle peut, par la suite, changer en fonction des acquis réalisés, mais dans une limite qui ne saurait remettre en question ce déterminisme qui donne au clan sa finalité.
Dans ces sociétés closes, la violence est généralement contrôlée. Elle obéit à des normes très strictes et le transgresseur est toujours sévèrement puni. Or, le chéhabisme a porté un coup dur à ces sociétés closes. En les reliant au centre par le biais d’échanges de toutes sortes, en les vidant de leur potentiel humain qu’il a attiré vers Beyrouth, il va briser la paix intérieure de ces sociétés fermées en introduisant en leur sein les germes d’un conflit qu’elles n’étaient pas en mesure de contrôler.