Les intellectuels en Israël
vendredi 15 محرم 1428, par
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Le post-sionisme
Le passé juif entre histoire religieuse et construction nationale
Le Bilan national, de Boaz Evron, paru en 1988, a été le seul essai des années quatre-vingt écrit et publié en hébreu . Les critiques n’en sont pas moins demeurées rares et le silence qui a entouré sa sortie est révélateur du mode de fonctionnement du monde universitaire israélien. Non pas historien mais intellectuel indépendant, déjà auteur d’un essai de philosophie, Boaz Evron fait montre d’un esprit audacieux et non conformiste de par son intention d’inclure l’histoire yahvéiste ancienne, l’histoire juive et l’histoire israélienne moderne dans un seul et même mouvement. De Heinrich Graetz au XIXe siècle à Simon Dubnov au début du XXe et jusqu’à Ben Zion Dinur pour la période israélienne, l’histoire du passé juif avait déjà donné lieu à de nombreux travaux de synthèse. Pourtant, jusqu’à la parution du livre d’Evron, nul n’avait tenté d’écrire une histoire alternative dont le dessein central était de pointer la déconstruction de la linéarité si caractéristique de l’"histoire d’Israël".
A la question cardinale : " Est-il possible de percevoir les juifs comme un peuple territorial expulsé lors de la destruction du second Temple, et qui a survécu en tant qu’entité nationale pendant deux mille ans ? " il répond par la négative. Aucun peuple n’est éternel. Au cours de l’histoire, des peuples se sont formés et dissous, et les juifs ne font pas exception à la règle. Si, dans l’Antiquité, au temps des royaumes d’Israël et de Juda, un peuple possédait une culture commune, c’est au moment de sa division que s’est formée et élaborée la religion juive et c’est l’élite culturelle exilée à Babylone qui a fait du judaïsme une identité collective, rapportant les limites de son appartenance à la croyance de ses fidèles. Une frange issue de cette nouvelle tradition a développé, en vase clos, des tendances " ethniques " et séparatistes - les livres d’Esdras et de Néhémie en sont les reflets idéologiques -, mais cette croyance monothéiste d’avant-garde est aussi devenue la première religion universelle à pratiquer le prosélytisme. Car la croissance de la population juive dans l’Empire romain ne saurait s’expliquer sans reconnaître cette dynamique du judaïsme antique. Grâce à ces tendances prosélytes, ancrées dans toutes les croyances monothéistes, se sont créées des communautés juives en Afrique du Nord, au Yémen et, plus tard, dans le Caucase. Le recul et la défaite du judaïsme face à ses deux " filles ", la Chrétienté et l’Islam, résultent principalement des peurs du rabbinat assistant aux conversions de masse qui menaçaient, dans une certaine mesure, leur statut d’élite culturelle.
Partant d’hypothèses de travail inspirées de Max Weber et soutenu par sa formation idéologique " cananéenne " Boaz Evron établit que, à compter de la désintégration du peuple d’Israël, le judaïsme peut être perçu historiquement comme une culture religieuse diversifiée , transmise par des castes religieuses qui ont toujours été dépendantes des sociétés dans lesquelles elles vivaient. La Galut l’ "exil" n’a jamais constitué un état géographique, ainsi que l’historiographie sioniste a voulu la présenter, mais elle est bien un état existentiel sur lequel s’est construite la définition de l’essence juive au cours du temps. Toutes les tentatives de reconstitution de l’histoire des juifs comme histoire nationale d’un peuple territorial exilé issu d’une même origine recèlent d’insolubles contradictions internes. Les juifs n’ont jamais fait montre de normes culturelles laïques communes et se sont toujours intégrés à la langue et à l’économie des autres populations. Peu soucieux de s’installer en des lieux d’habitation distincts, leur aspiration profonde vers la Terre sainte n’a donné lieu à aucun mouvement d’émigration massive (à l’exception de courants messianiques minoritaires rejetés par le judaïsme).
C’est seulement en Europe orientale, dans le contexte d’une concentration démographique importante et d’une aliénation linguistique et culturelle déterminante, que s’est constitué, parallèlement à l’affaiblissement de la croyance religieuse, le peuple yiddish, au sein duquel est née une culture laïque radicalement différente de celle des populations environnantes. De ce peuple-là, du rejet et des menaces qu’il dut subir par suite de l’éveil des nationalismes chez ses voisins, est né le sionisme.
Ce courant minoritaire, héritier direct de la détresse du peuple yiddish et non d’une identité nationale anhistorique, a engagé l’entreprise colonisatrice nationale qui a mené à la création de la nation israélienne.